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16 juin 2010 3 16 /06 /juin /2010 16:23

À Arsène Houssaye

http://www.images-chapitre.com/ima1/original/488/1535488_3386038.jpg

 

Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu’il n’a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d’une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez- la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l’espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j’ose vous dédier le serpent tout entier.

      

J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

 

Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

 

C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ?

 

Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m’ait pas porté bonheur. Sitôt que j’eus commencé le travail, je m’aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que Je faisais quelque chose (si cela peut s’appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s’enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu’humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d’accomplir juste ce qu’il a projeté de faire.

 

 

Votre bien affectionné,

                                                                                               C. B.

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2 juin 2010 3 02 /06 /juin /2010 17:12

Paris le 12 Xbre 1858

 

Monsieur,

 

Pardonnez-moi si je prends la liberté de vous dédier des vers : c’est que, me sentant quelque goût pour la poésie, j’éprouve le besoin de m’en ouvrir à un maître habile, et à qui pourrais-je mieux qu’à vous, monsieur, confier les premiers pas d’un élève de quatrième, âgé d’un peu plus de quatorze ans, dans l’orageuse carrière de la poésie ?

 

La Mort

Telle qu’un moissonneur, dont l’aveugle faucille, Abat le frais bleuet, comme le dur chardon ; Telle qu’un plomb cruel, qui, dans sa course, brille, Siffle, et, fendant les airs vous frappe sans pardon :

Telle l’affreuse mort sur un dragon se montre, Passant comme un tonnerre au milieu des humains, Renversant, foudroyant tout ce qu’elle rencontre Et tenant une faulx dans ses livides mains.

Riche, vieux, jeune, pauvre, à son lugubre empire Tout le monde obéit ; dans le cœur des mortels Le monstre plonge, hélas ! ses ongles de vampire ! Il s’acharne aux enfants, tout comme aux criminels :

Aigle fier et serein, quand du haut de ton aire Tu vois sur l’univers planer ce noir vautour, Le mépris (n’est-ce pas, plutôt que la colère) Magnanime génie, dans ton cœur, à son tour ?

Mais, tout en dédaignant la mort et ses alarmes, Hugo, tu t’apitoies sur les tristes vaincus ; Tu sais, quand il le faut, répandre quelques larmes, Quelques larmes d’amour pour ceux qui ne sont plus.

 

P. Verlaine

 

Si vous voulez bien, monsieur, me faire l’honneur de me répondre, adressez ainsi votre lettre :

Monsieur Paul Verlaine, rue Truffaut, 28 A Batignolles près Paris.

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19 mai 2010 3 19 /05 /mai /2010 15:14

1873

http://francite.ru/images/09/f09_r17_04.jpg

England

M. Arthur Rimbaud, 8 Great College Street, Camden Town, N. W. London.

Very Urgent. Or, in any case of departure : Roches, canton d’Attigny, Ardennes, France (chez Mme Rimbaud)

En mer [3 juillet]

Mon ami,

 

Je ne sais si tu seras à Londres quand ceci t’arrivera. Je tiens pourtant à te dire que tu dois, au fond, comprendre, enfin, qu’il me fallait absolument partir, que cette vie violente et toute de scènes sans motif que ta fantaisie ne pouvait m’aller foutre plus ! Seulement, comme je t’aimais immensément (Honni soit qui mal y pense !) je tiens aussi à te confirmer que si - d’ici à 3 jours, je ne suis pas r’avec ma femme, dans des conditions parfaites, je me brûle la gueule : 3 jours d’hôtel, un rivolvita, çà coûte : de là, ma "pingrerie" de tantôt. Tu devrais me pardonner. - Si, comme c’est probâbe, je dois faire cette dernière connerie, je la ferai du moins en brave con. - Ma dernière pensée, mon ami, sera pour toi, pour toi qui m’appelais du pier tantôt, et que je n’ai pas voulu rejoindre, parce qu’il fallait que je claquasse - ENFIN ! Veux-tu que je t’embrasse en crevant ? Ton pauvre

 

P. Verlaine

 

Nous ne nous reverrons plus en tout cas. Si ma femme vient, tu auras mon adresse et j’espère que tu m’écriras. En attendant, d’ici à 3 jours, pas plus, pas moins, Bruxelles, poste restante - à mon nom. Redonne ses trois livres à Barrère.

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19 mai 2010 3 19 /05 /mai /2010 14:59

Lettre pneumatique 28 décembre 1943

 

Monsieur Marc Barbezat

 

 

Cher monsieur,

 

Je suis dans une inquiétude inouïe. J’espérais vous voir, au moins libéré dès ce matin. J’ai été conduit là directement au poste de police, où je suis consigné au Dépôt, en attendant que le Préfét de Police m’envoie comme indésirable, dans un camp de concentration. Voulez-vous tout de suite téléphoner cela à Cocteau et qu’il voit lui-même le Préfet et Toesca. Pas possible qu’on me laisse là sans rien dire ni faire , auprès d’un camp de concentration. On me reproche de n’avoir aucun moyen légal d’existence. J’ai beau répondre que j’écris, on ne croit pas que cela puisse me faire vivre. Quel est donc ce projet dont vous vouliez m’entretenir ? Etes-vous décidé à prendre N.D.des Fleurs ? Si oui, voyez vous-même, le Préfet et affirmez-lui que je gagnerai de l’argent avec mon livre. Je vous en prie faites cela. Ma liberté dépend de sa décision. Il ne me reste rien en poche. Plus de tabac.( ?) Venez vite à la Préfecture. Je vous le demande comme un service grave. J’ai sur moi les 350 pages du Miracle de la Rose, qu’il ne permette pas qu’il me soit refusé de le finir librement.

 

Je vous serre la main

 

http://pitou.blog.lemonde.fr/files/2006/11/genet1.jpg Jean Genet

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